La violence faite aux images – Jean Baudrillard

By JakTN-2020 on 31 janvier 2020 in blog
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Au moment où nous préparons l’exposition Digital Icons et ces Transnumériques#7, la parole du penseur/décrypteur de notre postmodernité et également créateur d’images photographiques Jean Baudrillard (décédé en 2007) nous revient dans son imparable clarté tandis que Jacques Donguy (critique et praticien des écritures numériques) nous envoie, en primeur, un extrait  d’une constellation de flashes mix poétiques qu’il a écrit entre 1998 et 2018.

Violence de l’image et violence faite à l’image, “transparence du monde” (Donguy), “transparence du mal” (Baudrillard)… prolifération des simulacres, accélération des viralités, “emballement des effets”…dans le flux incessant, quel (hyper) réel ?

 

 

La violence faite aux images

Quand tout est donné à voir, on s’aperçoit qu’il n’y plus rien à voir. C’est le miroir de la platitude et du degré zéro. C’est là où s’invente une socialité de synthèse, virtuelle où est fait la preuve de la disparition de l’autre…

Le mythe de big brother est devenu le fait du public lui même mobilisé comme voyeur et comme juge. On est au-delà du panoptique de Bentham…Désormais, il ne s’agit plus de rendre les choses visibles à un oeil extérieur mais de les rendre transparentes à elles mêmes, donc effacer les traces du contrôle et rendre l’opérateur lui même invisible.

La puissance de contrôle est comme internalisée et les hommes n’ont plus à être victimes des images ; ils se transforment inexorablement eux-mêmes en image. Cela veut dire qu’ils sont lisibles à tout instant surexposés aux lumières de l’information et sollicités partout  de se produire, de s’exprimer…

Se faire image tel est la violence la plus profonde de l’image, une violence faite à la profondeur, à l’être singulier, à son secret et en même temps au langage qui perd son originalité, il n’est plus que médium, il perd sa dimension symbolique, là où il est plus que ce dont il parle.

L’image est aussi plus que ce dont elle parle et c’est là aussi la violence faite à l’image.

Le spectacle de la banalité est aujourd’hui le véritable porno, la véritable obscénité, celle de la platitude, de l’insignifiance et de la nullité.

Jean Baudrillard
extrait de la conférence donnée par, dans le cycle Exposer/montrer,
à l’Ecole Nationale Supérieure, Paris, le 19 mai 2004

 

Panel #1
First panel text
↓ Texte complet de la conférence

La violence faite aux images

On peut distinguer plusieurs sortes de violence. On peut distinguer une forme primaire de violence, celle de l’agression, de l’oppression, du viol, du rapport de force, de l’humiliation, de la spoliation. C’est la violence unilatérale du plus fort à laquelle il peut être répondu par une violence contradictoire, une violence historique, une violence critique, une violence négative. Violence de rupture, de transgression, à laquelle on peut joindre la violence de l’analyse elle-même, la violence de l’interprétation, la violence du sens. Ce sont là des formes de violence déterminée, qui a une origine et une fin, dont on peut repérer les causes et les effets, et qui correspond à une transcendance, que ce soit celle du pouvoir, de l’Histoire ou du Sens.

A cela s’oppose une forme sans doute proprement contemporaine de violence. Plus subtile que celle de l’agression, c’est une violence de dissuasion, de pacification, de neutralisation, de contrôle. Violence d’extermination en douceur en quelque sorte. Violence thérapeutique, génétique, communicationnelle, c’est la violence du consensus et de la convivialité forcée qui est comme une chirurgie esthétique du social. Violence préventive, qui tend à abolir, à force de drogues, de prophylaxie, de régulation psychique et médiatique, les racines-même du mal et donc toute radicalité. C’est la violence d’un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qui est la mort elle-même. Violence d’une société où nous sommes tous virtuellement interdits de violence, interdits de conflits, interdits de mort. Violence qui met fin en quelque sorte à la violence elle-même et à laquelle il ne peut plus être répondu par une violence égale, sinon par la haine. Donc fin de la violence primaire, fin de la violence secondaire, négative et une sorte de violence de troisième type, que j’appellerais le degré Xerox de la violence. C’est celle par excellence de l’information, des médias, des images, du spectaculaire. Violence liée à la transparence, à la visibilité totale, à la disparition de tout secret. Violence qui peut être aussi bien d’ordre neuronal, biologique, génétique ; on découvrira peut-être bientôt le gêne de la révolte, peut- être même le gène de la révolte contre la manipulation génétique. Donc une véritable prise d’otage biologique au terme de laquelle il ne restera que des recyclés et des zombies tous lobotomisés un peu comme dans le film « Orange Mécanique ».

Cette violence prend aujourd’hui la forme du virtuel, c’est à dire y travaille à mettre en place un monde affranchi de tout ordre naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la mort. Plus que de violence, il faudrait d’ailleurs parler de virulence. Cette violence est virale, non pas au sens où elle opère frontalement mais par contiguïté, par contagion, par réaction en chaîne, et où elle vise d’abord la perte de toutes nos immunités ; au sens où, contrairement à la violence négative, la violence classique du négatif, celle-ci opère par excès de positivité, à l’image des cellules cancéreuses, par une prolifération sans fin, d’excroissance et de métastases. Entre la virtualité et la viralité, il y a une complicité profonde. Ce qui nous intéresse ici, c’est cette virulence des images et de l’information, c’est à dire non pas seulement la violence réelle, matérielle, mais celle du médium qui se superpose à la violence réelle et d’ailleurs parfois la neutralise. Quand le médium devient message, selon la célèbre formule de McLuhan, alors la violence porte son propre message et elle devient messagère d’elle-même. Ainsi la violence du contenu des images est sans commune mesure avec celle du medium en tant que tel, du medium devenu message ; la violence issue de la fusion et de la confusion, du medium et du message.

C’est celle même des virus.On dirait en biologie que le virus lui aussi est une information, mais une information bien spéciale, qui est à la fois medium et message, d’où sa prolifération incontrôlable, d’où sa virulence. En fait, toute cette problématique primaire de la violence est terminée en substance puisque la virulence a remplacé la violence. Celle-ci, celle de l’aliénation, de la contradiction, des rapports de force, n’a pas été résolue, elle existe toujours, elle n’a pas été dépassée, elle a ce pendant disparu pour laisser place à quelque chose plus violent que la violence : la viralité ou la virulence. Et alors qu’il y avait un sujet de la violence, individuelle ou collective, il n’y a plus de sujet de la virulence , de la contamination et de la réaction en chaîne. La violence classique faisait encore apparaître le mal, de temps en temps elle le faisait même disparaître, notre violence à nous, la virulence, ne le fait plus que transparaître.

Elle est de l’ordre de la transparence et sa logique est celle de la transparence – la transparence du Mal-. La violence de l’image, et plus généralement celle de l’information, ou du virtuel, c’est qu’elle fait disparaître le Réel. Tout doit être vu, tout doit être visible, l’image est par excellence le lieu de cette visibilité. Tout le Réel doit devenir image, mais la plupart du temps c’est au prix de sa disparition. C’est d’ailleurs ce qui fait la séduction et la fascination de l’image, c’est que quelque chose en elle a disparu. Mais c’est ce qui en fait aussi l’ambiguïté, en particulier, si on considère l’image-reportage, l’image-message, l’image-témoignage. En faisant apparaître la réalité, même la plus violente, à l’imagination, elle en fait disparaître la substance réelle.

C’est un peu comme dans le mythe d’Eurydice, quand Orphée se retourne pour voir Eurydice, elle disparaît et retombe aux enfers. Ainsi le trafic des images, l’immense commerce des images, développe-t-il une immense indifférence au monde réel. A la limite, le monde réel devient une fonction inutile, un ensemble de formes et d’événements fantômes. Nous ne sommes pas loin des silhouettes sur les murs de la Caverne de Platon. Un bel exemple de cette visibilité forcée où tout est donné à voir en principe, c’est le cas de toutes les émissions de type Big Brother, les reality- shows,etc.C’est là, quand tout est donné à voir, que l’on s’aperçoit qu’il n’y a plus rien à voir. C’est le miroir de la platitude et du degré zéro. C’est là où s’invente une socialité de synthèse, une socialité virtuelle où il est fait la preuve, contrairement aux intentions bien entendu, de la disparition de l’Autre. Et même peut-être du fait que l’Homme, l’être humain n’est fondamentalement pas un être social.

A quoi s’ajoute le fait que le mythe de Big Brother, celui de la visibilité policière totale, vous connaissez le roman 1984, est devenue le fait du public lui-même, mobilisé comme voyeur et comme juge. C’est le public qui est devenu Big Brother. On est au-delà du panoptique de Bentham, commenté par Foucault, avec la visibilité comme source de pouvoir et de contrôle. Désormais, il ne s’agit plus de rendre les choses visibles à un œil extérieur, il s’agit de les rendre transparentes à elles-même, donc effacer les traces du contrôle et rendre l’opérateur lui-même invisible. La puissance de contrôle est comme internalisée, et les hommes n’ont plus à être victimes des images, ils se transforment inexorablement eux-mêmes en images. Cela veut dire qu’ils sont lisibles à tout instant, surexposés aux lumières de l’information, et sollicités partout de se produire, de s’exprimer. C’est l’expression de soi comme forme ultime de l’aveu peut-être dont parlait Foucault. Se faire image, c’est exposer toute sa vie quotidienne, tous ses malheurs, tous ses désirs, toutes ses possibilités. C’est ne garder aucun secret. Parler, parler, communiquer inlassablement. Telle est la violence la plus profonde de l’image. Une violence faite à la profondeur, à l’être singulier, à son secret et en même temps c’est une violence faite au langage car à partir de là, il perd lui aussi son originalité. Il n’est plus co-opérateur de visibilité, il n’est plus que medium, il perd sa dimension, disons ironique, de jeu et de distance, sa dimension symbolique, autonome, c’est à dire là où le langage est plus que ce dont il parle. L’image elle aussi est plus importante que ce dont elle parle.

C’est ce que l’on oublie et c’est là aussi, en même temps que de la violence de l’image, la source de la violence faite à l’image. Tout ce qui est visualisé là dans une opération comme « Loft Story », c’est une réalité virtuelle, une image de synthèse de la réalité. Transposition de « everyday life », elle-même déjà traitée selon des modèles dominants. Est-ce qu’il s’agit d’une sorte de voyeurisme pornographique, non. Ce dont les gens veulent profondément, ce n’est pas du sexe, c’est du spectacle de la banalité qui est aujourd’hui le véritable porno, la véritable obscénité. Celle de la platitude, de l’insignifiance et de la nullité, qui est comme une parodie de l’extrême inverse qui aurait été le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Mais peut-être il y-a-t-il là pourtant une forme particulière de cruauté, du moins virtuelle. A l’heure où la télévision est de plus en plus incapable de livrer une image des événements du monde, elle en vient à dés-occulter la vie quotidienne de la banalité existentielle comme l’événement le plus meurtrier, comme l’actualité la plus violente, comme le lieu même du crime parfait. Et elle l’est en effet. Et les gens sont fascinés, terrifiés et fascinés par l’indifférence de ce rien à voir, rien à dire par l’indifférence du Même de leur existence-même.

Ce n’est donc plus une métaphysique du crime et du sexe, c’est une sorte de pataphysique du crime parfait, assomption de la banalité comme destin, comme le nouveau visage de la fatalité. Contre- transfert illustré par le fait qu’ils sont devenus Big Brother, sorte de perfusion du surmoi dans la masse. La contemplation de ce crime parfait -la perpétration de la banalité- est devenue une véritable discipline olympique, le dernier avatar des sports de l’extrême. Au fond, tout cela correspond au droit et au désir imprescriptible de n’être rien et d’être regardé en tant que tel. Il y a deux façons de disparaître : ou bien on exige de ne pas être vu (c’est toute la problématique actuelle du droit à l’image) ou bien l’on verse dans l’exhibitionnisme délirant de sa nullité ; on se fait nul pour être vu et regardé comme nul, c’est l’ultime protection contre la nécessité d’exister et l’obligation d’être soi.

D’où l’exigence contradictoire et simultanée de ne pas être vu et d’être perpétuellement visible. Tout le monde joue sur les deux tableaux à la fois et aucune éthique ni législation ne peut venir à bout de ce dilemme -c’est à dire celui du droit inconditionnel de voir et celui tout aussi inconditionnel de ne pas être vu. L’information maximale fait partie des Droits de l’Homme donc aussi la visibilité forcée, la surexposition aux lumières de l’information.

Le pire dans ce jeu télévisuel « interactif », c’est le partage forcé, cette complicité automatique du spectateur, de nous tous téléspectateurs, qui est en quelque sorte l’effet d’un véritable chantage et c’est là l’objectif le plus clair de l’opération : une sorte de servilité volontaire, celle des victimes jouisseuses du mal qu’on leur fait, de la honte qu’on leur impose. Le partage par toute une société de son mécanisme fondamental qui est l’abjection interactive consensuelle (voir les dernières images des prisons de Bagdad). Ainsi, tout finit dans la visibilité qui est comme la chaleur dans la théorie de l’énergie, la forme la plus dégradée de l’existence. Mais ce qui est nouveau dans toute cette histoire, c’est de réussir à faire de cette perte de tout espace symbolique, cette forme extrême de désenchantement de la vie, un objet de contemplation, de sidération et de désir pervers. Comme disait Benyamin, l’humanité qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens, l’est maintenant devenue pour elle-même.

Son aliénation d’elle-même par elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de premier ordre. L’expérimental prend ainsi partout la place du Réel et de l’Imaginaire. Partout, ce sont les protocoles de la Science et de la Vérification qui nous sont inoculés et nous sommes en train de disséquer, en vivisection en quelque sorte, sous le scalpel de la caméra, la dimension relationnelle et sociale hors de tout langage et contexte symbolique. Donc tout ce qui est de l’ordre du secret doit tomber dans le domaine du visible, du forcément visible.

Il y a eu jadis un film qui s’appelait « Livin’ Las Vegas » où l’on voyait une jeune femme blonde pisser tranquillement en train de parler, indifférente à ce qu’elle dit et à ce qu’elle fait. Scène parfaitement inutile mais qui signifie ostensiblement que rien ne doit échapper au fondu enchainé de la réalité et de la fiction, que tout est justiciable d’un donné à voir, d’un prêt à voir, d’un prêt à jouir, et c’est cela la transparence. C’est forcer tout le Réel dans l’orbite du visuel, qui n’est plus exactement de la représentation. Obscène est tout ce qui inutilement visible sans nécessité, sans désir et sans effet, ce qui usurpe l’espace rare et si précieux des apparences. Le Loft par exemple, condensé de camp de concentration et de parc d’attraction, de huis clos et d’ange exterminateur. La différence, c’est que ce n’est ni de la fiction ni de la réalité, c’est expérimental, c’est le laboratoire d’une convivialité expérimentale, d’une socialité « télégénétiquement » modifiée. En cela, le Loft est semblable à Disneyland qui est un microcosme artificiel qui donne l’illusion d’un monde extérieur réel alors que les deux sont exactement à l’image l’un de l’autre. Si on prend Disneyland par exemple, tous les Etats-Unis sont Disneyland et pas seulement eux, nous sommes tous dans le Loft.

Pas besoin d’entrer dans ce double virtuel de la réalité, nous y sommes déjà et il n’y a plus de distinction, ni de discrimination. L’art non plus ne fait plus exception, il est en quelque sorte aujourd’hui en immersion ou en submersion. Interactive, interface, même s’il mime la différence et se donne en spectacle. Cela veut dire que nous sommes tous d’ores et déjà, jusque dans la vie la plus quotidienne, dans une situation de réalité expérimentale, nous sommes d’ores et déjà des images de synthèse socio-génétiquement modifiées. C’est un double meurtre symbolique en quelque sorte. Aujourd’hui, d’une part, tout prend forme d’image, le Réel disparaît sous la profusion des images, ça on le dit partout, mais on oublie que l’image elle aussi disparaît sous le coup de la réalité. L’image est la plupart du temps dépossédée de son originalité, de son existence propre en tant qu’image et vouée à une complicité honteuse avec le Réel. La violence qu’exerce l’image est largement compensée par la violence qui est faite à l’image. Son exploitation, afin de documentation, de témoignage, de message, y compris les messages de misère et de violence, son exploitation à des fins morales, pédagogiques, politiques, publicitaires.

Là prend fin le destin de l’image, à la fois comme illusion fatale, à la fois comme illusion vitale. Les iconoclastes de Byzance dans la fameuse polémique, voulaient détruire les images pour en détruire la signification. Aujourd’hui, sous l’apparence du contraire, nous sommes toujours des iconoclastes. Nous détruisons les images mais d’une autre façon, en les accablant de significations. Nous tuons les images par le sens. Il y a dans Borges une fable qu’il intitule « Le peuple des miroirs », l’idée que derrière chaque ressemblance ou représentation, il y a un ennemi vaincu, une singularité défaite, un objet mort.

Et les iconoclastes l’avaient bien vu, qui pressentaient dans les icônes une manière de faire disparaître Dieu, mais peut-être Dieu lui-même avait choisi de disparaître derrière les images. Aujourd’hui de toute façon ce n’est plus Dieu c’est nous qui disparaissons derrière nos images. Plus de danger qu’on nous vole notre image, qu’on force notre secret, car nous n’en avons plus. Nous n’avons plus rien à cacher. C’est là à la fois le signe de notre ultime moralité et de notre totale obscénité. La plupart des images médiatiques ou photographiques actuelles ne reflètent plus que la misère ou la violence de la condition humaine. Hors, cette misère et cette violence nous touchent d’autant moins qu’elles sont sur-signifiées. Nous sommes indifférents à ça et il y a là un contresens total. Pour que le contenu d’une image nous affecte, il faut que l’image existe par elle-même , qu’elle nous impose sa langue originale, encore une fois plus importante que ce dont elle parle.

Pour qu’il y ait transfert sur le Réel, c’est à dire sensibilisation au Réel à travers l’image, il faut le contre-transfert de l’image et qu’il soit résolu. Aujourd’hui on voit la violence et la misère partout devenir, à travers les images, un leitmotiv publicitaire. Même Toscani réintègre dans la Mode, le Sida, le sexe, la guerre, la mort. Pourquoi pas d’ailleurs, la publicité faite au malheur n’est pas moins obscène ni plus que celle faite au bonheur mais à une condition : ce serait celle de montrer la violence de la publicité elle-même, la violence de la mode, la violence du medium, ce dont les publicitaires sont bien incapables. Or la mode et la mondanité sont elles-même en quelque sorte un spectacle de mort. La misère du monde est tout aussi visible dans la ligne ou le visage d’un mannequin que dans le corps squelettique d’un africain. La même cruauté se lit partout si on sait la voir. Cette image, dite réaliste, ne capte d’ailleurs pas ce qui est mais ce qui ne devrait pas être, c’est à dire la mort, la misère ; ce qui ne devrait pas exister du point de vue moral et humanitaire. En même temps, elles en font un usage esthétique et commercial parfaitement immoral. Ces images témoignent au fond, derrière leur prétendue objectivité, d’un désaveu profond du réel en même temps que d’un désaveu de l’image, assignée à représenter ce qui ne veut pas l’être, assignée au viol du Réel par effraction.

Enfin, la dernière violence faite à l’image, c’est peut-être pas la dernière d’ailleurs, enfin, elle semble définitive, c’est celle de l’image de synthèse et de toutes les nouvelles technologies médiatiques du visuel. Là on a une image surgie ex-nihilo du calcul numérique et de l’ordinateur, des photos ou des reportages retravaillés en laboratoire, inventés de toutes pièces. Alors là c’en est fini de l’imagination de l’image. C’en est fini de son illusion fondamentale puisque dans l’opération de synthèse, le référent n’existe plus et le Réel n’a même plus le temps d’avoir lieu étant immédiatement produit comme réalité virtuelle. C’en est fini en quelque sorte de cette prise d’image, c’est à dire de la présence immédiate à un objet réel dans un instant irrévocable qui faisait l’illusion magique par exemple de la photo et de l’image en général comme « acting », comme événement singulier. Une sorte de dernière lueur de réalité dans un monde voué à l’hyper-réel. Dans l’image virtuelle, il n’y a plus rien de cette exactitude ponctuelle, de ce punctum dans le temps (pour reprendre l’expression de Roland Barthes à propos de la photographie) ; de ce punctum qui est celui de l’image analogique.

La photo témoignait, sous cette forme analogique, c’est à dire avec la distance du négatif, témoignait que quelque chose avait été là et ne l’était plus ; donc d’une absence définitive chargée de nostalgie. Aujourd’hui, la photo serait plutôt chargée d’une nostalgie de la présence en ce sens que cette présence nous échappe, la réalité nous échappe et qu’elle serait l’ultime témoignage d’une présence en direct du sujet à l’objet. Un défi quelque part à cette déferlante numérique des images de synthèse qui nous attend, qui est d’ailleurs là déjà bien sûr. La relation à l’image, de l’image à son référent, à la réalité, posait déjà bien des problèmes, tous les problèmes de la représentation bien entendu mais, lorsque le référent a totalement disparu, parce qu’il n’y a donc à proprement parler plus de représentation, lorsque l’objet réel s’est évanoui dans la programmation technique de l’image, lorsque l’image, pur artefact, ne reflète plus rien ni personne, et ne passe même plus par le stade du négatif, est-ce qu’on peut encore parler d’une image ? Nos images bientôt n’en seront plus et la consommation elle-même, en sera devenue virtuelle.

Si l’image, comme dit Platon, est au confluent de la lumière venue de l’objet et de celle venue du regard, alors il n’y aura bientôt plus ni objet ni regard et donc plus d’image. C’est là en quelque sorte une sorte de revanche ironique du Réel sur l’image. L’image était le lieu de la disparition du Réel mais elle sombre à son tour sous le coup du Marché de l’image, de la spéculation, de la mode, sous le coup du principe économique et même, sous le coup du principe esthétique de l’image. Alors, une fois fait ce constat ni pessimiste, ni optimiste, il est ce qu’il est, les choses sont ce qu’elles sont ; on peut se demander s’il y a encore des images alternatives qui auraient la chance d’échapper à ce double meurtre symbolique, à cette double violence ; la violence qu’exerce les images elles-même et celle qu’elles subissent. Est-ce que les images pourraient retrouver leur puissance propre ? Des images qui résisteraient à la violence de l’information, et de la communication, pour retrouver, au-delà de la signification forcée et du détournement esthétique, retrouver en quelque sorte l’événement pur de l’image.

Retrouver l’image comme originelle, avec sa magie propre, c’est à dire autre chose que la réalité. Retrouver la monnaie vivante de l’image je dirais. Ça, ce serait pour moi l’enjeu aujourd’hui de la photographie. Il y aurait là une possibilité , dans cette sorte d’image, de résister au bruit, à la parole, à la rumeur, par le silence de la photographie. Résister au mouvement, aux flux, à l’accélération par l’immobilité de la photographie. Résister au déchaînement de l’information par le secret de la photographie. Résister à l’impératif moral, du sens, de la signification par le silence de la signification. Résister par dessus tout au déferlement automatique des images et à leur succession perpétuelle à laquelle on a à faire. Retrouver ces détails poignants de l’objet, punctum (c’est ça que cela signifie, poignant) et aussi le moment de la photo immédiatement révolu et de ce fait toujours nostalgique. C’est à dire tout le contraire du flux d’images qui est produit aujourd’hui en temps réel et qui s’évanouissent en temps réel. D’ailleurs là ce sont à la fois les images de la télévision, et bien d’autres encore, et la plupart des images photographiques elles-même.

Là, ce que je recherche à travers la photographie, c’est une forme bien spécifique et qui n’est pas véritablement monnaie courante. Donc, le contraire de ce flux d’images, qui est indifférent lui à cette troisième dimension de l’image qui est celle du temps. Le flux visuel que nous connaissons ne connaît que le changement. Non pas le devenir, le devenir n’est pas le changement, ce n’est pas la même chose ; et l’image n’a même plus le temps de devenir image. Pour que l’objet surgisse, le Réel, encore faut-il qu’il soit mis en suspens, en suspens du sens, en suspens de l’opération tumultueuse du monde. Qu’il soit saisi dans le seul moment fantastique qui est celui du premier contact, quand les choses ne se sont pas aperçues, en quelque sorte, que nous étions là. Quand elles ne se sont pas encore rangées par ordre d’analyse, quand notre notre absence ne s’est pas encore dissipée ; il y a là tout un jeu. Mais cet instant est éphémère et il est immédiatement révolu. A la limite, il faudrait n’être pas là pour le voir. C’est ce que fait en un sens le photographe. Il est caché derrière son objectif, il a disparu, lui aussi. C’est le prix de l’apparition de l’objet, à savoir la disparition du sujet. Une phénoménologie de l’absence, habituellement impossible, parce que l’objet, le Réel, est occulté par le sujet comme par une source lumineuse trop intense qui lui impose du sens, de la signification.

La fonction littérale de l’image est occultée alors par l’idéologie, l’esthétique, le politique ou la référence aux autres images. La plupart des images, ainsi, parlent, parlent, elles sont intarissables et elles coupent court à la signification silencieuse de leur objet. Il faut donc, mais c’est peut-être une utopie, dés-occulter, balayer tout ce qui s’interpose et qui masque cette scène primitive de l’image.

La photo peut-être (certaines photos) permet cette dés-occultation par filtrage du sujet permettant à l’objet d’exercer sa magie, blanche ou noire. Donc il y a là tout une discipline, une sorte d’ascèse, de technique du regard à travers l’objectif photographique qui protège l’objet d’une transfiguration esthétique et de l’emprise de l’art ? Il faut une certaine désinvolture de l’objectif, qui est assurée en quelque sorte par la technique, pour dégager sans forcer le profil d’apparition des choses.

Le regard photographique n’est pas là pour analyser une réalité, pour lui donner du sens, il est là pour se poser littéralement sur la surface des choses et illustrer leur apparition sous forme de fragments et pour un laps de temps très bref auquel succède immédiatement celui de leur disparition. Enfin, quelque soit le dispositif, une seule chose est toujours présente, mais on l’oublie souvent, c’est la lumière. La photographie n’est après tout que, littéralement, l’écriture de la lumière.C’est la lumière qui fait le vide et c’est l’objet qui fait tout le travail, au moins la moitié. Il faut prendre exemple donc sur l’objet lui-même pour opérer une sorte de déplacement de l’hégémonie du sujet sur la présence de l’objet.

L’objet photographique vous regarde sans vous voir, sans vous déchiffrer, sans vous donner un sens. Il vous regarde en silence et le silence de la photo est fait aussi du regard silencieux de l’objet. Il vous regarde, c’est à dire qu’il vous pense et l’image, un objet elle-même (objet tout à fait spécial certes) l’image vous pense elle aussi du fond de son silence ; le silence étant une métaphore du secret ou de toute autre forme d’étrangeté, l’allégorie d’un autre monde. Nous croyons voir dans la photo le reflet de notre monde mais la photo bien au contraire (une certaine photo) exorcise notre monde par la fiction instantanée de sa représentation. Et non pas par sa représentation elle-même qui elle, fait toujours partie de la réalité.

Le problème de la photo est donc en effet de taire quelque chose, de faire silence mais de le faire en image. Ce silence là est aussi celui du texte, le texte qui laisse parler la langue comme la photo qui laisse parler l’image avant toute chose est environnée du même silence. Ce silence est une sorte de diagonale qui traverse les apparences et qui pourrait peut-être même trouver son écho dans l’univers historique et politique. Il y a un silence d’intensité qui se fait autour de certains événements même si les nôtres, nos événements, font surtout beaucoup de bruit. Certains événements font silence et imposent le silence. Pour concevoir une image à l’état pur, c’est à dire hors de cette double violence- ci, il faut en revenir à une évidence radicale, c’est qu’elle est un univers à deux dimensions. Qui a son entière perfection en lui-même et n’est subordonné en rien à une troisième dimension éventuelle qui est celle du Réel et de la représentation dont l’image, parce qu’elle n’a que deux dimensions, serait la phase inachevée. Non, l’image est un univers parallèle, une autre scène sans profondeur et c’est cette dimension de moins qui fait son charme et son génie propre.

Tout ce qui ajoute à l’image une troisième dimension, que ce soit celle du relief, celle du temps et de l’histoire, celle du son ou du mouvement, celle de l’idée ou de la signification, tout ce qui s’ajoute à l’image pour la rapprocher du Réel et de la représentation, c’est une violence faite à l’image et qui la détruit comme univers parallèle avec sa magie propre. L’image photographique est la plus pure, je pense, parce qu’elle ne simule ni le temps, ni le mouvement et elle s’en tient à l’irréalité la plus rigoureuse. Toutes les autres formes d’images (ceci n’est pas péjoratif du tout) celles du cinéma, de la vidéo ou même celles de l’image de synthèse, existent, elles sont là, mais ne sont en quelque sorte que des formes détournées, dérivées de l’image pure et de sa rupture avec le Réel. Donc l’intensité de l’image est à la mesure de sa dénégation du Réel et de l’invention d’une autre scène. Faire d’un objet une image, c’est lui retirer toutes ses dimensions une à une. Le poids, le relief, le parfum, la profondeur, le temps, la continuité et bien sûr, le sens. C’est au prix de cette désincarnation que l’image prend cette puissance de fascination et qu’elle devient le medium de l’objectalité pure, qu’elle devient transparente à une forme de séduction plus subtile. Donc, encore une fois, rajouter toutes ces dimensions une à une, le relief, le mouvement, le message, le désir, comme on le voit faire partout aujourd’hui, y compris l’interaction, l’interface, pour faire mieux, pour faire plus réel, c’est à dire en réalité mieux simuler, c’est un contre-sens total en terme d’image. Et la technique et l’esthétique y sont prises à leur propre piège.

Contre cette ouverture dans toutes les directions, celle du sens, celle du réel, celle de l’art, la véritable singularité c’est celle d’un objet ou d’une image ou d’un fragment ou d’une pensée qui, selon cette belle expression du peintre Roscoe, s’ouvre et se referme simultanément dans toutes les directions. Une autre citation, elle de Lichtenberg qui me plaît bien, sur cette espèce de diffraction, il parle de quelqu’un qui pouvait réfracter une pensée que chacun tenait pour simple en sept autres (comme le prisme avec la lumière du soleil) toutes plus belles les unes que les autres puis, en rassembler une foule d’autres pour recréer la lumière blanche du soleil, là où les autres ne voyaient que désordre et confusion. De toute façon, le photographe (j’en parle mais je ne suis pas véritablement photographe, mais on peut au moins l’imaginer) cherche à disparaître en même temps qu’il fait évanouir son objet et cela fait partie de l’illusion magique de la photo.

D’ailleurs, c’est une allégorie que j’avais trouvée quelque part, avez-vous remarqué que Dieu est absent de toutes les photos et pourquoi donc est-il absent de la photo ? Mais parce que c’est lui le photographe. Ainsi réussit-il à s’évanouir et à laisser le monde exister sans lui comme une fable poétique. Ainsi nous avons à faire à une sorte de métamorphose, ou plutôt d’anamorphose de la pensée dans l’image par où elle échappe à tous les types de discours et touche au royaume de la fable peut-être. C’est à dire la fable, quelque chose qui n’est ni vrai ni réel, quelque chose qui se raconte littéralement, qui n’existe que par le récit, par la parole, par le mythe littéral et pour moi, l’image photographique, dans sa forme la plus pure, est une des variantes de la fable. Une manière au sens fort de sauver les apparences, c’est à dire à travers l’image comme fable, à travers l’image photo comme instantané fabuleux, de laisser entrevoir que ce monde, qu’on appelle réel, risque à tout instant de perdre son sens et sa réalité mais que nous ne le supportons pas. Pas plus que nous ne supportons qu’il n’y ait rien plutôt que quelque chose. Sinon, grâce à ces quelques images, à ces quelques fables qui se laissent traverser par le vide, qui sont le lieu vivant d’une désintégration des concepts et qui s’affranchissent des fonctions même de la pensée ; mais qui retracent cette fin comme le mythe qui s’exalte de cette disparition, comme le mythe exalte et retrace les origines et le meurtre originel de la réalité.

Ce jeu de l’absence et de la transparition est donc la règle secrète de l’image. C’est par la forme, et au coeur de la forme que s’opère cette anamorphose, cet évanouissement de l’objet, du contenu, du sens. En principe, l’opérateur n’y est pour rien. Et le rêve serait que les images se fassent toutes seules selon une machinalité à la Warhol, qui est la machinalité du rêve lui-même. Dans certains rêves d’ailleurs, on a devant la beauté de certaines images du rêve un réflexe de photographe qui est d’avoir oublié son appareil photo. Dans la perspective de ce jeu de disparition et de transparition, comme règle secrète du jeu de l’image, celle-ci a bien un rapport avec la théorie. L’image serait la consécration silencieuse de ce qui a force d’être dit et de s’épuiser dans le discours doit se métamorphoser dans autre chose. Et l’image est la plus belle des métamorphoses du discours ; elle n’a rien à voir avec lui mais c’est comme si elle l’avait précédé dans une vie intérieure.

De toute façon, la théorie elle-même, une fois allée à sa limite extrême, n’a plus de visage, elle devient son propre masque. Elle garde toutes les apparences de l’analyse mais, subtilement, elle est passée de l’autre côté, du côté des phénomènes, du côté de ce dont il n’y a plus rien à dire. C’est alors qu’apparaît l’image et sa puissance phénoménale. L’image photo, née de cette intuition phénoménale du monde, succédant à l’intuition analytique, non pas comme transcription, mais comme transmutation de la théorie. La photographie est donc autre chose que l’art ou l’activité créatrice, c’est proprement le devenir image de l’objet, le devenir image de la pensée, une espèce de terminal symbolique du processus de pensée. Et puis en même temps, sa résolution parfaite dans un objet qui existe pour lui-même, un objet ni réel ni objectif ; dès qu’il est photographié, l’objet cesse de faire problème. Il est la solution immédiate à tout ce qui est parfaitement insoluble du seul point de vue de l’analyse. Donc, mutation, métamorphose, anamorphose peut-être, transfert poétique de la situation analytique. Et à ce moment-là, le punctum, qui est au cœur de l’image, devient le cuntra- punctum généré, le contre-point de la théorie.

Exposé de Jean Baudrillard à l’ENS Paris (19 mai 2004)
de 2′ à 42’35 puis questions du public