Kaleidoscope, le kinétoscope rétro-futuriste d’Eglé Vismantaite, par André Aerden – Transnumeriques @ Mons2015

Kaleidoscope, le kinétoscope rétro-futuriste d’Eglé Vismantaite, par André Aerden – Transnumeriques @ Mons2015

Eglé Vismantaite est une jeune artiste âgée de vingt-cinq ans originaire du Sud de la Lituanie. Elle a effectué une partie de ses études dans sa Vilnius natale avant de partir pour la France afin de les poursuivre, et est actuellement en dernière année de son parcours scolaire à la Villa Arson de Nice. Sa pratique mêle les médiums du dessin, de la sculpture et de la vidéo et traite thématiquement de narration, de science, d’histoire et de mémoire. Sa création exposée à l’occasion de l’édition 2015 du festival Transnumériques, est le fruit d’un workshop initié par le centre interdisciplinaire des cultures numériques Transcultures entre l’Ecole des Arts Visuels de Mons Arts² et la Villa Arson de Nice.

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L’œuvre prend l’apparence d’une borne noire matte au dessin homogène et minimaliste, artefact obscur relativement discret n’occupant qu’un tout petit espace dans la salle aux accents brutalistes qu’elle occupe sans investir. Il est à fort à parier que beaucoup seraient passés à côté sans trop y prendre gare si un halo lumineux ne mettait pas la présence de l’objet en évidence.

Qui plus est, ce n’est qu’en s’en approchant tout près de la forme qu’on peut se rendre compte qu’il est possible de regarder à l’intérieur à l’aide d’un tube équipé d’une lentille, un peu à la manière d’un microscope. C’est là seulement que l’œuvre réelle se révèle à nous : on y découvre, dansantes, d’étranges formes lumineuses et colorées, brillantes et réfléchissantes, géométriques et symétriques – bref, kaléidoscopiques.

Cette étrange bricole qu’est le kaléidoscope fait partie du patrimoine culturel mondial et sa portée est véritablement universelle. On peut aujourd’hui trouver un Musée du Kaléidoscope à Kyoto au Japon, bien loin de son Royaume Uni natal. Il reste toujours populaire auprès des enfants et des adultes de toutes générations ainsi qu’une source d’inspiration pour les écrivains comme pour les joaillers, près de deux siècles après son invention.

Étymologiquement, il est formé des mots grecs kalos, eidos et skeopéô signifiant respectivement beauté, formes et examiner ; bref, qu’il donne à à voir de jolis motifs. Son origine n’est pourtant pas frivole : c’est au cours d’expériences menées par le physicien écossais David Brewster sur la polarisation de la lumière, qui font toujours aujourd’hui autorité en la matière et sans lesquelles nous n’aurions d’ailleurs pas d’écrans LCD, qu’il finir par voir le jour.

Cette dimension à la fois scientifique et ludique du jouet-outil qu’est le kaléidoscope, Eglé Vismantaite a voulu le mettre en avant en plaçant la curiosité au centre à la fois de sa propre approche en tant qu’artiste et de celle du spectateur en tant que public. C’est pour cela que l’appareil installe entre lui et l’observateur une relation de type introspectif, presque intime. L’œuvre ne peut donc accueillir la vision que d’une seule personne à la fois – ce qui peut étonner, à l’heure où l’image numérique qu’elle soit artistique ou médiatique a plutôt la tendance inverse à investir les grands espaces et le paysage collectif.

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En confinant l’œuvre à un espace que l’on doit faire l’effort de se dévoiler à soi-même, Kaleidoscope renoue chez les spectateur avec la soif de faire des découvertes et l’appétit d’investir une énergie dans ce qui l’entoure. En ça, elle a quelque chose de presque enfantin malgré son apparence à première vue austère. Mais si cette dimension malicieuse se poursuit naturellement dans les effets d’optiques merveilleux qu’on trouve à l’intérieur de la boîte, elle n’en est pas moins chargée d’un ensemble de réflexion permettant de pousser ce vécu spontané plus loin que la simple récréation.

Si l’essence d’un kaléidoscope reste en soi de récompenser le curieux par un petit plaisir esthétique, il en reste que la nature spécifiquement contemporaine de la création de Vismantaite défini notamment par sa nature de production vidéo lui confère une dimension particulière, qui invite dans une démarche aux contours presque archéologiques à revisiter l’histoire en mouvement de l’image… et l’histoire de l’image en mouvement.

Il est vrai que son kaléidoscope à elle, planté dans le sol et tourné vers un écran dissimulé plutôt que tenu bien en main et manipulé en direction du ciel ensoleillé, fait moins penser au traditionnel tube à l’apparence de mini-télescope portatif qu’au kinétoscope des laboratoires Edison – ce fameux ancêtre fin-de-siècle de nos cinémas modernes qui prenait la forme d’une borne en bois où pouvaient être visionnées, à l’aide d’un ingénieux système mécanique, quelques minutes de film tournées avec la première caméra de l’histoire.

Ce qui prend tout son sens quand on entend l’artiste parler de sa fascination pour les technologies « rétro-historiques » – tous ces dispositifs qui sont aujourd’hui devenus dépassés, obsolètes, oubliés quand ils n’ont pas tout simplement disparu. On se retrouve là en quelque sorte devant une « réinvention », ou peut-être aussi face à une « inantiquation » – à mettre en rapport paradoxal avec la notion « d’innovation » – proposant une expérience à la fois proto- et post-cinématographique, évacuant à sa manière la figuration et la narration pour leur préférer une exploration sensorielle sans réel début ni réelle fin.

Ce genre de démarche a d’autres antécédents lointains, notamment dans le mouvement dit du « Cinéma Ppur » des années vingt. Cette révolution dadaïste initiée par des artistes d’avant-garde comme René Clair ou Man Ray en révolte contre les « conventions bourgeoises » du scénario et du personnages, voulait ramener le cinéma à ce ses racines véritables : la vision et le mouvement pour elles-mêmes, débarrassées de tous les artifices littéraires. En résultèrent des films comme Anémic Cinéma de Marchel Duchamp, mettant en scène d’hypnotisant « rotoreliefs » spiralo-typographiques.

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Plus pertinente encore serait peut-être la comparaison avec une bonne partie de la filmographie de Stan Brakhage, cinéaste atypique qui commença son ascension dans les années soixante et venait parfois travailler directement sur la pellicule en la grattant ou en y apposant de la peinture pour que s’anime ensuite à la projection un défilé de couleurs sans sujet. Il n’existe ici même plus de représentation quelconque, juste une abstraction totale utilisant en quelque sorte la « matière » lumineuse pour elle-même sans recours à la caméra.

Pour finir, on peut aussi évoquer le travail de manipulation d’images télévisées du légendaire pionnier de l’art vidéo Nam June Paik, qui en fidèle héritier de Fluxus mais avec sa propre touche personnelle se distingua dans le détournement, l’appropriation et la manipulation d’images télévisées à l’époque où la présence de l’écran cathodique se normalisait dans les foyers. À la manière de ce que la musique concrète faisait avec le son, il récupérait des images existantes ou même diffusées en direct pour en refaire de l’image – investie d’une nouvelle charge.

Toutes ces traditions expérimentales s’entrechoquent dans le kinétoscope rétro-futuriste de Vismantaite. Il en devient un véritable réceptacle de traditions disparates mais malgré tout unifiées par un fil conducteur qui est celui de l’émancipation des contraintes dans la présentation du visuel enregistré. Avec le travail de la jeune artiste lituanienne, sans doute, avançons-nous vers autre chose encore, nouvelle étape dans ce voyage probablement sans fin : non plus un film sans narration, non plus un film sans caméra, non plus un film sans contenu propre ; mais peut-être jusqu’à un film sans progression, un film sans pellicule, un film sans contenu perceptible… vers, enfin, finalement, pourquoi pas, un film sans film.

André Aerden