Les champs de l’immersion à l’heure du numérique – Claire Gouarné

Les champs de l’immersion à l’heure du numérique – Claire Gouarné

Le 8 décembre 2015 dans l’enceinte de l’école Arts2 de Mons, et parallèlement au festival des cultures et émergences numériques Transnumériques , Philippe Baudelot, critique et commissaire d’exposition arts numériques français, a tenu face à un public d’étudiants une conférence sur les arts immersifs et différentes étapes de leur cheminement jusqu’à notre ère numérique. Il me paraît ici important d’aborder d’abord les fondements historiques des pratiques immersives, avant de s’attarder sur l’impact qu’a eu la révolution numérique sur elles.

L’immersion, soit le fait d’immerger ou de fusionner un objet avec un environnement inhabituel, est un concept qui remonte à l’Antiquité. On place son apparition dans le monde de l’art au XIXe siècle. Les arts immersifs se caractérisent par relation physique directe entre l’artiste et son public. Ils impliquent une forte sollicitation sensorielle chez le spectateur ; qu’elle soit visuelle, tactile, olfactive ou encore auditive.

En 1822 à Paris, Louis Daguerre, célèbre inventeur du Daguerréotype, met en place ses « dioramas ». Ces dispositifs illusionnistes, constitués de grands panneaux peints se modifiant selon les variations de la lumière du jour, donnaient au public l’illusion de se trouver dans d’autres villes ou paysages. Ainsi, un public parisien, n’ayant majoritairement jamais quitté ce pays, pouvait pour un moment avoir l’illusion d’être plongé dans une ville orientale complètement inconnue. Face à ces reconstitutions peintes, les sens permettaient à l’esprit de voyager. Dès lors, l’immersion vise à plonger le sujet au-delà de son état physiologique et intellectuel ; dans un autre temps, un autre espace, une autre réalité.

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Maquette de la scène circulaire du Bauhaus

Jusqu’aux années 1960, des formes d’immersion se concentraient tout particulièrement dans le milieu de la scénographie. On peut notamment citer le projet de théâtre circulaire avancé par les membres du Bauhaus dans les années 1930. L’idée de cette circulaire, permettant la multiplicité des regards, ne fut finalement jamais réalisée avec l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933.

En 1958 à l’exposition universelle de Bruxelles, le spectacle tchèque « Laterna Magika » innove en jouant avec la connexion entre cinéma, théâtre, danse et son. Cet événement polymorphe donna par la suite naissance à une compagnie homonyme en République Tchèque. On trouve également des formes d’immersion dans la culture populaire, comme par exemple les trains fantômes dans les foires et leurs procédés mécaniques. Certains auteurs de science-fiction, comme Philip K. Dick, peuvent également être rapprochés de certaines techniques immersives. En effet, dans Le Maître du Haut Château, il s’emploie à mêler fiction et réalité, créant par là une certaine confusion, dans un détournement historique où les nazis auraient gagné la Seconde Guerre mondiale.

Mais c’est principalement l’essor de l’informatique et des technologies modernes dans la seconde moitié du XXème siècle qui permettra des avancées spectaculaires en matière d’interaction et d’immersion. À partir des années 1960, avec cette accélération des recherches se renforce notamment la relation entre numérique, neurosciences et simulation. La mise en parallèle de ces trois filières ouvre un champ des possibles extrêmement vaste en ce qui concerne la construction d’environnements virtuels.

Dans les années 1970, la qualité du son Dolby 5.1 est un nouvel atout pour mettre en place ces nouvelles réalités, qualifiables de réalités virtuelles. Cette expression remonterait à Antonin Artaud dans Le Théâtre et son Double (1938), qui l’emploie pour définir le théâtre lui-même. En 1985, Jaron Lannier reprend le terme pour désigner un espace de représentation « réaliste, tri-dimensionnel, calculé en temps réel et immersif ». Des interfaces sensorielles (visuelles, sonores, tactiles etc.) nous font rentrer en interaction, voire fusionner, avec un environnement esthétique virtuel. Ces interactions nous plongent au cœur d’expériences d’hybridation entre le corps, l’œuvre et leur environnement. Cette implication physique peut d’ailleurs aller très loin, causant parfois t des épisodes épileptiques ou encore en jouant avec la sensation d’une « membre fantôme » (une membre amputé ou inexistant mais pourtant sensible). Ce dernier exemple a été mis en application par des artistes, qui grâce à des capteurs et des électrodes, parvenaient à faire sentir au sujet des membres inexistants ou encore la sensation d’un mouvement malgré une immobilité complète. Nos moyens technologiques permettent désormais aux artistes de récréer des multitudes d’espaces, d’environnements ou de ressentis, comme l’oppression, le rire ou bien la surprise.

Cette réalité virtuelle représente donc le paroxysme de l’immersion, à savoir que le sujet pourrait même ne pas distinguer le réel du virtuel. On peut penser que les prochaines décennies verront émerger une véritable confusion entre ces deux notions, ou tout au moins qu’elles pourraient recouvrir autant d’importance l’une que l’autre, formant deux réalités parallèles ou complémentaires.

Ainsi, on entrevoit progressivement que l’immersion dans les univers virtuels devient un composant à part entière de notre réalité. Il s’inscrit désormais dans de nombreuses dimensions de notre existence, depuis les jeux vidéo jusqu’au monde de l’art et du spectacle, et dans chaque jour davantage d’aspects de la vie quotidienne. C’est en s’appuyant sur cette réalité, qu’au-delà de la simple expérience technologique, les arts immersifs nous font apparaître clairement la façon dont le virtuel s’insère petit à petit dans nos existences, qu’il soit perçu libérateur ou encombrant.

Claire Gouarné